Être là
ÊTRE LÀ
Commentaires sur mes dessins
récents
Ces derniers temps j’ai dessiné au crayon
de couleur sur papier. Déroulant ainsi la ligne de couleur sur l’espace de la
feuille, j’en suis venu à me représenter mon travail comme une forme de
tissage : tracer des traits de couleur comme des fils, lesquels se
croisent et en viennent à former une trame serrée. De ce réseau émergent des
motifs et, avec eux, un espace.
Un espace qui n’est pas celui où se trouve
le regardeur. C’est un espace intermédiaire, un entre-deux : il est au
nombre des choses de ce monde, mais il présente autre chose. S’il est ancré
dans la matérialité du médium et du support ; ce qu’il montre l’en
éloigne. Ce statut d’espace intermédiaire autorise la circulation, les
déambulations et les voyages.
Et aussi la possibilité d’un séjour. Un
séjour nécessairement temporaire dans le monde que proposent ces œuvres. Mon
souhait est d’offrir au regard d’autrui un endroit où son regard peut déambuler
ou s’asseoir : une demeure pour quelques instants. Un moment dans la
maison, l’île ou le jardin figurés. Ce type de lieux est toujours une source d’inspiration
pour moi : il s’agit d’espaces clos d’où se dégage une harmonie unique (ce que l’on peut
ressentir dans une chapelle romane ou byzantine, dans un ermitage au milieu de
l’Himalaya mais tout aussi bien dans un
appartement contemporain dont les habitants auront eu à cœur d’ « habiter poétiquement »[1]
le monde pour reprendre la formule d’Hölderlin) : des demeures, au sens plein
de ce mot Là, la vie n’est pas une suite chaotique de sollicitations, de réactions,
d’excitation ou de dégout ; elle ne participe pas de cette « frénésie d’inauthenticité »[2]
que dénonce l’artiste Tapiès, mais elle possède un centre. En effet, ces
demeures sont des lieux de repos, de
fermentation et de création qui permettent de trouver en soi un centre.
Centre qui peut être aussi nommé : attention, présence ou âme. Nous les
humains, nous qui sommes mortels et qui le savons, nous dont le destin est incertain,
avons besoin d’habiter tout à fait nos vies, il nous faut une demeure où
être pleinement présent à notre vie. Lorsque je dessine, j’aspire à bâtir de
telles demeures. Des lieux de papier et de crayon, de lignes, de couleurs et de
formes, parcourues par le regard de qui consent à les visiter.
Mais une demeure peut devenir un tombeau.
Si bien protégée du chaos que la vie n’y rentre plus, offrant à l’âme un si
beau repaire que celle-ci s’en fait une prison. C’est pourquoi les espaces que
je dessine suggèrent toujours l’espace clos d’une demeure, mais aussi toujours
l’ouverture de celle-ci sur ce qui la dépasse et l’englobe : changement
d’échelles, ouverture des fenêtres sur un nuit océanique, murs et toits brisés
ou étrangement ouverts comme dans les peintures du Quattrocento, lumières qui
créent des brèches sur d’autres dimensions ou intensité de la couleur qui
transforme la figuration en abstraction. Tout ceci pour que l’espace de la
demeure soit un lieu dédié à la révélation de l’illimité. De l’infiniment vaste
et profond, de l’absolument ouvert, de l’insaisissable présence… disons juste
l’illimité, car le langage confronté à ce qui le dépasse à tendance à la
prolifération.
Donc, dans les limites de la maison
découvrir ce qui dépasse toutes les limites.
Dans cette démarche, mon modèle suprême et
inatteignable est la chambre de Vimalakîrti. Celle-ci semblait toute petite et
incapable d’accueillir les visiteurs (envoyés par le Bouddha) qui l’approchèrent,
mais lorsqu’ils entrèrent en elle : « Le
maître de maison Vimalakîrti fit (…) montre de ses pouvoirs magiques :
sur-le-champ le bouddha qu’évoquait Manjushri lui manda trente-deux mille
trônes de lions qui, hauts, larges, imposants et purs, entrèrent tous dans la
chambre de Vimalakîrti (…) sans que l’un empiétât sur l’autre et sans que la
ville de Vaishâlî, le Jambudvîpa et les trois autres continents n’eussent
diminué ou s’en fussent le moindrement ressentis : rien dehors n’avait
bougé. » [3]
Cette image sublime est évidemment
impossible à représenter. Cette impossibilité est, aussi étrange que cela
puisse paraître, ce qui motive mon travail artistique.
Travailler dans cette direction, n’a pas
été un choix, mais plutôt une évidence qui s’est imposée à moi. S’il fallait un
pourquoi (je ne suis pas certain
qu’il en faille un), je dirais que cette image de la chambre de Vimalakîrti, avec
sa grande puissance poétique et imaginale, est une invitation à un double
mouvement : à la fois un retour à soi (ce qui est comme entrer dans une
petite maison, image de l’intériorité) et ouverture à ce qui en soi dépasse le
soi (ce qui est comme découvrir dans cette maison un espace qu’elle ne peut contenir, image de
l’absolu).
J’ai tenté, modestement, de répondre à
cette invitation, car, si elle sollicite fortement l’imaginaire elle n’est pas
désertion vers l’irréel, mais d’abord invitation à être vraiment, pleinement,
là où nous sommes.
Entrer dans une petite maison (hutte de charbonnier, Berry).... |
... et y découvrir l'illimité (C.D.Friedrich, Femme devant le soleil couchant, 1818-20). |
Damien Brohon
Mars 2016
[1] Friedrich Hölderlin, « C’est là une toute autre clarté »,
traduction de Clément Layet, William
Blake and Co Édit./A & A.
[2] Cité par Alain Beltzung dans son très recommandable Traité du
regard, Éditions Le Relié.
[3] Telle qu’évoquée
dans le Vimalakîrtinirdeshasûtra, cet
extrait vient de la magnifique traduction de Patrick Carré : Soûtra de la
liberté inconcevable, Les enseignements de Vimalakîrti, Coll. Trésors du
bouddhisme, Fayard.
texte et dessins touchants
RépondreSupprimer